Entre lucidité et radicalité, un duo de femmes en première ligne des transformations a offert une lecture sans fard – mais résolument constructive – de l’état des lieux des organisations. Pour refermer cette édition, One to One B.Better a donné la parole à deux actrices majeures de la transition : Hélène Valade, Directrice Développement Environnement du groupe LVMH et Présidente de l’ORSE, et Maika Nuti, co-directrice de la Climate House.
Animée par la journaliste Charlotte Bricard, cette discussion a bousculé les idées reçues et tracé des pistes concrètes pour passer de l’intention à l’action.
Contexte tendu, mais moment charnière
Pour Hélène Valade, pas de langue de bois. Dès les voeux de l’ORSE, en début d’année, elle avait annoncé la couleur : « 2025 sera une année compliquée ». Dans un climat politique, économique et réglementaire mouvant, la RSE est devenue une cible facile – notamment à travers la CSRD, accusée de tous les maux.
Pourtant, un clivage apparaît : « Entre les entreprises méfiantes, qui freinent, et celles qui ont compris que la RSE c’est un sujet business à part entière. » Elle rappelle que les enjeux climatiques sont désormais une menace concrète pour les entreprises, mais aussi un « facteur d’attractivité et de réputation », notamment auprès des jeunes, et que certaines entreprises, comme LVMH, maintiennent leur ambition – parfois de façon plus discrète, mais toujours active.
Si l’incertitude pousse à l’attentisme, tout peut par ailleurs changer très vite. La période peut s’avérer constructive si l’on en tire les conséquences pour bâtir une RSE renouvelée et réaffirmer une ambition. En gardant en tête cette condition de succès : la RSE est liée au business.
Climate House : la transition comme bien commun
Maika Nuti, passée du business classique à une approche régénérative, pose un regard radical : « Repentie de l’économie extractiviste », elle milite pour une transformation systémique, portée par une communauté diverse d’acteurs engagés.
La Climate House, ouverte en 2024, se veut un lieu d’expérimentation collective : « On ne sait pas où on va, mais on y va ensemble. » C’est là que réside sa force : croiser des profils, organiser des controverses (« Pour ou contre le nucléaire ? »), oser la nuance. « On a tous été éduqués à éviter l’échec, or on avance en testant. Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas l’intention, c’est l’énergie collective », explique la fondatrice, qui souhaite tirer parti de la force de l’entrepreneuriat, si présente en France.
Apprendre de ses erreurs, ne pas faire table-rase de l’existant
Cette dimension apprenante, Hélève Valade la valide également. Ainsi, concernant les menaces qui pèsent sur les réglementations en vigueur, telles que la CSRD, elle estime qu’il ne faut pas raisonner en termes de retrait mais faire l’évaluation honnête de ce qui a marché ou non, pour in fine faire mieux. « On fait des fourre-tout, déplore-t-elle, alors qu’il faut de la nuance. » Et du dialogue : aussi plaide-t-elle pour une relation plus directe entre les entreprises et les pouvoirs publics, afin de faire émerger de nouvelles idées plus effectives.
Le prochain baromètre de l’ORSE, qui sera dévoilé prochainement, constitue à cet égard un travail de fond permettant d’objectiver les débats, à travers l’analyse de 65 rapports de durabilité pour en sortir les bonnes pratiques. Il en ressort que le moment de rédaction de la CSRD a permis des échanges qui n’avaient encore jamais eu lieu entre les directions RSE et financières, et avec les conseils d’administration ; mais aussi que ce moment a échoué à être l’outil de pilotage de la politique RSE qu’il devait être.
S’affranchir du formalisme, revenir au sens
Autre point de consensus : le formalisme croissant tue l’élan. « Trop de réglementation tue la créativité, » alerte Hélène Valade. Par excès de formalisme dans son application, la CSRD a généré confusion, lourdeurs et multiplication des reportings. « Le sujet, c’est le partage d’information. Il aurait mieux valu être davantage dans l’esprit de la règle, que dans son application stricte. »
Anti-formaliste, Climate House l’est résolument. Elle souhaite contribuer à l’accélération de la transition en mettant les gens autour de la table et intervient comme un tiers de confiance, un catalyseur, davantage que comme un expert. La coopération prime sur la technique. Deep tech, entrepreneurs à impact, chercheurs… chacun peut apporter sa singularité et ses points de vue.
C’est dans cet esprit que la Climate House s’attache, par exemple, à repenser les outils, en travaillant à une mesure d’impact co-construite, ouverte. « Il n’y a pas d’acquis, pas de vérité figée, mais une volonté de créer une culture commune », explique Maika Nuti. « On fonctionne à capot ouvert », c’est à-dire une gouvernance transparente et un questionnement commun : qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce qu’on a envie de mesurer ? La structure a travaillé, avec des partenaires, au développement d’une mesure systémique qui n’existe pas aujourd’hui, et qui sera présentée jeudi 5 juin.
Le piège des récits dominants
Autre chausse-trape, selon Hélène Valade, les récits qui accaparent le débat public : en premier lieu, la question de l’énergie et du climat, omniprésente mais inopérante. « On est sur des logiques de transformations. Le climat, la logique spatio-temporelle, ça donne le vertige, un sentiment d’impuissance. » Il existe au contraire plein d’autres sujets sur lesquels il est beaucoup plus facile d’agir. Ainsi, l’agriculture bio-regénératrice dans laquelle investit LVMH, permet rapidement d’améliorer la qualité des sols, leur biodiversité et le captage carbone.
Le deuxième écueil, c’est le face-à-face stérile entre les tenants de la « décroissance » et ceux du « tout technologique », deux récits en partie responsable de la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. « A défaut d’un récit national porteur, qui pourrait tous nous embarquer, il faut des micro-récits, très concrets, qui permettent de se projeter et de partager bonnes pratiques et conseils », explique Hélène Valade, qui a travaillé sur différents livre-blancs.
Maika Nuti abonde : « Il faut éviter la pensée unique ». Il y a notamment, selon elle, un gros enjeu au niveau des médias français, dans la construction d’un nouvel imaginaire ; et en particulier en ce qui concerne la valorisation de l’information scientifique.
Et maintenant ?
Ce qui manque, selon elles ? Pas forcément des moyens, ni même des personnes. Mais de la confiance, de la liberté de créer, de la coopération. Pour Hélène Valade, il faut « faire confiance aux entreprises pour qu’elles puissent créer, innover », comme beaucoup le font déjà, conscient des enjeux. Mais il faut aussi être « capable d’agir en alliance », au sein d’une entreprise, entre pairs, entre acteurs, car « la réponse ne peut être que plurielle ».
Pour Maika Nuti, qui invite à se reconnecter au vivant, « avoir une feuille de route unique peut empêcher la création d’alliances. Il faut laisser les graines pousser là où elles trouvent de la lumière ».
Une belle métaphore pour résumer cette conférence : le changement ne viendra ni d’une norme unique ni d’une technologie miracle. Il naîtra d’espaces partagés, de liens humains, de récits pluriels. Et surtout d’un engagement assumé, sincère, au service du vivant.
